Préserver « la pensée première »

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« Des population primitives »,
Voilà comment étaient perçus les autochtones, aux yeux des premiers explorateurs européens. Désormais l’expression généralement admise demeure « peuples premiers ». Si la dénomination a changé, l’intérêt reste limité. Pourtant, Jean Malaurie ethnohistorien, spécialiste et fervent défenseur du peuple Inuit affirme que nous avons beaucoup à apprendre de la perception du monde de ces populations à part.

Le fondateur de la collection Terre Humaine, rencontre les Inuits en 1950, au moment où ils ont encore un mode de vie ancestral. Mais déjà, les apports de la modernité occidentale se font sentir. Ils bouleversent leurs habitudes, changent leur culture et gomment leurs traditions.
En s’éteignant, la culture Inuit voit en premier lieu disparaître ses symboles : les kayaks deviennent des bateaux à moteur ; les igloos, des maisons en bois ; les chiens de traîneau, des scooters des neiges…

Pourtant au-delà de l’image caricaturale des gentils indigènes pervertis par la société de consommation, ce que Jean Malaurie souligne, c’est la dramatique disparition d’une vision du monde qu’il appelle « pensée première » ou « intelligence de la nature ». Cette connaissance subtile de l’environnement repose sur plus de 10000 années d’observation, sur des siècles d’écoute et sur une parfaite synchronisation saisonnière. À ce titre, ne mérite-t-elle pas d’être préservée ?

« Les Inuits ont compris que la nature fonctionne par homéostasie » explique Jean Malaurie ¹. À l’image d’un organisme vivant, elle s’autorégule pour maintenir de multiples constantes à des niveaux favorables à sa propre survie.

Cette perception globale de la nature ou biosphère rejoint l’hypothèse de Gaïa (du nom de la déesse grec personnifiant la Terre). Proposée en 1970 par le chimiste et écologue James Lovelock puis développée par la microbiologiste Lynn Margulis. Selon cette hypothèse, la Terre et la diversité biologique qu’elle abrite fonctionnent de manière symbiotique et forment un système physiologique dont l’autorégulation favorise le maintien de la vie.

Différentes notions de l’hypothèse de Gaïa résonnent à travers les légendes orales, les coutumes locales, les religions et les croyances (chamanisme, animisme) des peuples premiers. Leurs rythmes de vie et leurs habitudes varient en fonction des saisons, ce qui pérennise leurs ressources alimentaires sans pour autant déstabiliser leurs biotopes respectifs…

Le développement « durable » aujourd’hui recherché par les sociétés industrialisées ne date donc pas d’hier !

Mais pour Jean Malaurie il faut agir vite, car pour s’inspirer de cette pensée première, encore faut-il la conserver. Or, les populations autochtones sont condamnées à une forme de double peine : déjà peu nombreuses, elles subissent de plein fouet les conséquences du réchauffement climatique, de la déforestation, ou encore de l’extraction minière…

En France, le musée des arts premiers vient de fêter ses 10 ans. On y mesure la valeur artistique d’un outil, la dimension spirituelle d’une statue, ou d’un masque… Une preuve indéniable de la reconnaissance qui est portée aux œuvres réalisées par les populations premières. Même lorsqu’elle est immatérielle, la culture peut être protégée, à l’image de chants comme le Fado portugais, ou de danses comme le Tango argentin : tous deux sont présents sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Conserver la pensée première est donc envisageable et même nécessaire selon Jean-Malaurie. Car sa silencieuse disparition nous priverait d’un savoir inestimable.

Pour l’écrivain Hamadou Ampaté Ba :
« Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle… »²
Combien de bibliothèques pour tous les peuples premiers ?

(1) En 1960 à l’UNESCO
(2) Fin 2015, « La tête au carré, France Inter »

Écouter l’intervention de Jean Malaurie sur France Inter
Lire « Les derniers rois de Thulé » de Jean Malaurie
Lire la fiche « Les Inuit » sur le site de Jean-Louis Etienne

En lien :
Lire le livre : « Le Totem du Loup » de Jian Rong
Voir le film : « Le dernier Loup » de Jean-Jacques Annaud
Ecouter l’anthropologue Philippe Descola dans l’émission Chercheurs d’avenir

Sur le même sujet :

Working with Indigenous and local knowledge (ILK) in large‐scale ecological assessments

https://besjournals.onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/1365-2664.13705